Tandis qu’un nouvel attentat survenait à Istanbul le 19 mars, l’écrivain Orhan Pamuk et la réalisatrice de Mustang, Deniz Gamze Ergüven, se sont rencontrés pour parler de la relation forte et contrastée qu’ils entretiennent avec leur pays.
Le Musée de l’innocence fut d’abord un roman, un des plus grands succès d’Orhan Pamuk, publié dans son pays en 2008. Puis, en 2012, il devint un musée, dans lequel l’auteur exposa des objets et des images en lien avec les personnages de son roman. Ces fétiches placés sous vitrine (des mégots de cigarette, des chaussures, des vêtements, des objets domestiques) reconstituent la vie quotidienne en Turquie durant toute la seconde moitié du XXe siècle.
Désormais, Le Musée de l’innocence est un film, signé par le documentariste Grant Robert Gee (auteur du documentaire sur Radiohead, Meeting People Is Easy). Balade nocturne et hantée dans Istanbul, le film est une nouvelle extension de l’œuvre du prix Nobel de littérature. Diffusé sur Arte le 28 mars, il était aussi au programme de la 38e édition du festival Cinéma du réel (du 18 au 27 mars), à Paris, où l’écrivain était venu le présenter. L’occasion de lui faire rencontrer une autre artiste turque à la reconnaissance internationale, Deniz Gamze Ergüven, lauréate de quatre César et nommée à l’oscar pour Mustang.
Istanbul incarne la mémoire dans l’œuvre d’Orhan Pamuk. Dans Mustang, Istanbul représente le futur, le lieu de la liberté auquel aspirent les filles. Pouvez-vous nous parler tous les deux de votre lien à cette ville ?
Deniz Gamze Ergüven – J’ai grandi à Ankara et durant le week-end on prenait le train de nuit pour Istanbul : c’était une ville chaotique et vivante. J’y retourne tous les mois, comme si la vie m’y rappelait sans cesse.
Orhan Pamuk – Moi je n’ai pas eu à fuir à Istanbul. C’est le lieu où j’ai toujours vécu, sauf à certains moments de ma vie où j’ai dû m’en aller pour des raisons politiques. Istanbul représente un passé avec lequel je dois me confronter, un passé si grandiose que je ne suis pas en mesure de le posséder ni de le contrôler. Même si j’y appartiens, c’est un lieu que je ne peux découvrir, posséder, que par l’écriture. Mais aujourd’hui la ville se développe tellement vite que c’est impossible.
Deniz, pourquoi avez-vous quitté la Turquie ?
Deniz Gamze Ergüven – Je n’ai jamais eu l’impression d’en être partie. J’ai toujours fait le va-et-vient. La structure de ma famille était très turque : une figure patriarcale très conservatrice, mais sans être religieuse, d’autres membres pas du tout conservateurs. Pour la première fois, depuis que Mustang est sorti, j’ai plus de difficultés à y retourner. Je reçois tous les jours des messages désagréables. Et à la sortie du film en Turquie, j’ai reçu des menaces. Pour moi, la ligne rouge a été franchie quand ils ont mis Can Dündar (le rédacteur en chef du quotidien d’opposition Cumhuriyet – ndrl) en prison.
Orhan Pamuk – J’étais à Istanbul et j’ai défendu Can Dündar. S’il vous plaît, revenez ! Je crois à la possibilité d’une avancée de la liberté en Turquie, même si je suis peut-être naïf et trop optimiste. Je me suis posé la question de partir à trois reprises dans ma vie. Quand il y a eu un procès contre moi, j’ai accepté un job de prof aux Etats-Unis pendant un semestre.
Mais je disais à tous que j’étais en Amérique et pendant ce temps, je revenais à Istanbul en secret pour préparer mon musée. En tant qu’écrivain, j’ai besoin d’Istanbul car c’est la seule ville où je sais ce qui se passe à l’intérieur des maisons : les relations humaines, familiales, les histoires, leurs nuances, les gestes, c’est ce sur quoi j’écris. J’ai aimé Mustang parce que le film se passe à l’intérieur d’une maison.
Deniz Gamze Ergüven – J’ai l’impression que la nation est constituée comme une famille, l’Etat incarnant la figure du père. Et critiquer la Turquie, c’est comme trahir les secrets de la famille. La maison de Mustang est la métaphore de ce qui arrive en Turquie.
Deniz, étiez-vous à Istanbul au printemps 2013, lors des fameuses manifestations du parc Gezi et de la place Taksim, perçues comme un équivalent turc aux mouvements des indignados, d’Occupy Wall Street ou du printemps arabe ?
Deniz Gamze Ergüven – Lorsque les événements ont éclaté, je vivais à Los Angeles. Mais je suis arrivée à Istanbul aussi vite que j’ai pu. C’était trop perturbant d’être scotchée à mon ordinateur et d’apprendre tout ce qu’il se passait. J’ai vu sur Facebook la photo d’une cousine très proche qui grimpait sur les arbres avec ses amis et tricotait des écharpes pour les protéger.
Et puis, à ces images très enfantines de militants écolos pacifistes ont succédé celles de répressions très violentes. Le sang m’est monté à la tête et j’ai accouru. J’étais à Gezi lorsque la police a procédé à l’évacuation le week-end du 15 juin 2013. C’était très libérateur pour moi d’y être. La presse a été très décevante à ce moment-là. Pas seulement la presse turque : la presse internationale est vraiment arrivée très tard sur le coup.
Et vous, Orhan, comment avez-vous vécu ces événements ?
Orhan Pamuk – Plus généralement, je dirais que la situation politique en Turquie est vraiment très dégradée. Le gouvernement mène une guerre sur plusieurs fronts. La paix avec les Kurdes a échoué. Je suis très inquiet pour la liberté de parole. Il n’y a plus d’espace possible pour exercer une quelconque forme de critique des actions gouvernementales. Les médias d’opposition subissent une pression incessante. Je n’ai pas envie de céder au pessimisme, mais c’est de plus en plus dur de pouvoir penser librement en Turquie.
Deniz Gamze Ergüven – Il faut dire que la propagande est vraiment infiltrée partout, et elle ne tolère aucun contre-pouvoir. En même temps, si pour parler du pays on utilisait la métaphore du bateau qui coule, je dirais néanmoins que le bois est de très grande qualité. Où qu’on aille, dans n’importe quelle région, à n’importe quelle place de la société, on rencontre des gens qui ont envie de faire évoluer la situation et sur lesquels on peut compter comme alliés. On ressent profondément que ce pays a été une démocratie ; la culture de la démocratie n’a pas été effacée.
Orhan Pamuk – C’est une vraie question : pourquoi la Turquie n’est-elle pas une démocratie ? Pourquoi le pays n’a-t-il pas évolué dans le sens où on pouvait l’espérer dans les années 1960 ? Les explications sont multiples. Il y a l’histoire, le passé ottoman, la religion…
Pour être plus précis, Orhan, que pensez-vous d’Erdogan, le président turc ?
Orhan Pamuk – Je ne pense pas que la situation actuelle de la Turquie soit le fait d’une seule personne. Erdogan devient de plus en plus autoritaire parce qu’il sent une tolérance toujours accrue de l’Occident envers ses agissements. Ses amis européens ne semblent pas choqués par ce qui se passe dans le pays avec l’islam. Ni l’affrontement avec les Kurdes, ni la suppression de certaines libertés publiques d’ailleurs.
La seule chose qui fait réagir les Etats-Unis et les Européens, et particulièrement l’Allemagne, c’est la panique devant le nombre immense de réfugiés. L’Europe n’est pas organisée pour les accueillir. Alors les leaders européens font comprendre à Erdogan qu’il ferait bien de filtrer ces musulmans indésirables pour qu’ils ne déboulent pas en masse, ainsi ils le laisseront mettre ses journalistes en prison, ils fermeront les yeux…
Le 18 mars, l’Union européenne a approuvé un accord avec la Turquie sur la question des migrants. Au préalable, François Hollande avait affirmé qu’il ne ferait “aucune concession en matière de droits de l’homme”. Ces propos vous paraissent-ils hypocrites ?
Deniz Gamze Ergüven – François Hollande, en mars 2014, avant les élections du mois d’août et après Gezi, était l’un des deux chefs d’Etat à serrer la main d’Erdogan, après le scandale de corruption (six mois après les violentes manifestations, le gouvernement était confronté à un énorme scandale financier impliquant des proches d’Erdogan, alors Premier ministre – ndlr). Il voulait vendre une centrale…
Orhan Pamuk – Je suis content qu’un chef d’Etat européen serre la main au leader turc. C’est rassurant. Si les relations en viennent au point où ils ne se serrent plus la main, comme c’est le cas entre la Turquie et la Russie, la démocratie me semble alors en danger. Si on se serre la main, après on peut discuter. La négociation est la seule chance pour que les choses évoluent.
Deniz Gamze Ergüven –Je ne suis pas contre les poignées de main mais le timing était tendu. Merkel et Hollande ont choisi de le faire avant les élections et après un moment particulièrement sensible de l’histoire récente. Je pense que c’était un mauvais signal, très opportuniste. Par ailleurs, pour revenir à la question des réfugiés, je pense que les ferments du fascisme sont très différents en Europe et en Turquie. En Europe, la xénophobie est très forte. On le voit dans la perception générale des migrants.
L’Europe est très riche, protégée de la misère, de la pauvreté, de la guerre, des catastrophes naturelles aussi. Tellement protégées que leur lien à la réalité a été atrophié. Leur réaction à l’immigration clandestine atteint un niveau vraiment alarmant. Le fait qu’il n’y ait pas d’images du conflit en Syrie, pas de présence quotidienne des médias sur le terrain, joue un rôle énorme. C’est pour ça que la photo d’un enfant mort sur une plage a frappé si fortement les consciences. Parce que, tout d’un coup, en creux de cette image, on peut comprendre ce qui se passe, et de façon émotionnelle, sans passer par la réflexion.
Je pense, par ailleurs, que lorsqu’on est jeune en Syrie, on est en contact avec un spectre beaucoup plus large des formes de la réalité. On est en contact avec la pauvreté et la richesse, la paix et la guerre, la liberté et la contrainte… Quand les migrants affluent, cela paraît plus évident qu’il faille les accueillir. L’Europe, en revanche, est tellement fermée.
Orhan Pamuk – Je suis d’accord. Il n’y a pas, en Turquie, cette peur de l’autre que l’on sent en Europe. J’avais envie de poser une question à Deniz… Comment pensez-vous que votre film a été reçu en Turquie ?
Deniz Gamze Ergüven – J’ai perçu un certain nombre de réactions positives, notamment de gens qui exprimaient une forte adhésion au contenu du film. Mais j’ai aussi entendu pas mal d’opinions défavorables. La plus courante étant que le film véhiculait une mauvaise image de la Turquie.
Orhan Pamuk – Ça, c’est aussi quelque chose que j’entends tout le temps sur mon travail. (rires) Votre film a quand même été très apprécié. La plupart de mes amis l’ont aimé. Il a été très soutenu par les féministes. Il a suscité la controverse, qui a été amplifiée par l’excellent accueil international. J’aime vraiment beaucoup Mustang. Il est très réussi dans la restitution de la quotidienneté, comment les gens vivent, quels sont les rituels familiaux. La dimension de chronique y est très réussie. Les gestes, les comportements, les sentiments, tout est juste !
Quelle est la place du cinéma dans votre vie, Orhan ?
Orhan Pamuk – Je suis un spectateur de films assez compulsif. Dans ma jeunesse, j’ai écumé la Maison française, le Goethe Institute, pour voir tous les Fassbinder, tous les Godard… Je pensais que je deviendrais à la fois écrivain et cinéaste, comme Norman Mailer ou Susan Sontag. Cette ambition m’est passée. Mais je crois être un romancier particulièrement visuel. Avant d’écrire, j’ai besoin de me représenter ce que je vais raconter sous forme d’images.
Dans le film Le Musée de l’innocence, il est question d’une forme particulière de la mélancolie, spécifiquement turque, qui porte le nom de “hüzün”. La ressentez-vous fortement ?
Orhan Pamuk – Je ne pense pas être quelqu’un de foncièrement nostalgique. Je crois quand même à la possibilité de progrès. Il y a quelques décennies, lorsqu’un attentat se produisait en Turquie et que des dizaines de victimes succombaient, cela valait une toute petite news dans la presse occidentale. Maintenant, la situation de la Turquie fait partie de l’agenda de toute l’Europe, mobilise la plus grande attention. Il nous faut obtenir que cette attention ne porte pas seulement sur la gestion des réfugiés mais aussi sur celle de la démocratie.
Le 19 mars, un nouvel attentat très meurtrier frappait le centre d’Istanbul. Et trois jours après éclataient d’autres attentats, également revendiqués par l’Etat islamique, à Bruxelles. Comment ce violent enchaînement a-t-il résonné en vous ?
Deniz Gamze Ergüven – Le matin de l’attentat de Bruxelles, je me suis réveillée encore remuée par un cauchemar que j’avais fait. Des gens qui me sont très proches, dont des enfants, avaient perdu leurs bras et leurs jambes. On vit dans un monde où les choses s’enchaînent très vite, les événements se télescopent et cette succession est tramée d’images extrêmement violentes.
A Istanbul, quatre attentats se sont produits de façon très rapprochée. Les gens ne sortent plus. Le moral est dans les chaussettes. Personne ne sait très bien quelle guerre est à l’œuvre : Daech ? Le PKK ? N’est-ce pas plutôt toute la démocratie qui s’effondre ? L’endroit qui a été frappé est un quartier très central, très vivant, où les classes sociales se mélangent et où tout le monde va pour boire des coups. Un peu comme les quartiers frappés par les attentats parisiens du 13 novembre. Comme personne n’a la solution, on a plutôt envie de répondre par des choses très douces.